L’Afrique connaît actuellement ce que l’on peut appeler sa « troisième grande transformation foncière ». Celle-ci fait suite à la première, inaugurée par les puissances coloniales, et à la deuxième, lancée par les États postcoloniaux à des fins de développement et d’infrastructure. La vague d’accaparement des terres du 21ème siècle, qui a explosé ces dernières années, constitue la troisième.
Il s’agit d’une nouvelle forme de capitalisme agraire – et peut-être de colonialisme corporatif – qui s’explique par l’importance croissante accordée à l’échelle mondiale aux grands investissements fonciers et agricoles. Une marchandisation des terres sans précédent se produit actuellement à travers le continent, marquée par la dépossession des communautés locales de leurs terres dans des pays tels que le Soudan, la RDC, l’Éthiopie, le Cameroun, le Madagascar, le Mali, la République du Congo, le Mali et le Mozambique.
Jusqu’à présent, les données qui font autorité sur les tendances, la taille et les conditions des transactions foncières n’existent pas dans la plupart des cas. Mais selon des estimations récentes, 55 à 65 millions d’hectares de terres arables sont concernés par des transactions foncières à grande échelle dans toute l’Afrique. Dans ce jeu de l’offre et de la demande, la région du bassin du Congo (ou l’Afrique centrale dans son ensemble), avec ses 550 millions de hectares de terres arables disponibles et considérée comme le deuxième poumon écologique du monde après l’Amazonie, se distingue. La région représente actuellement environ 63 % de la superficie fournie par les pays africains pour les transactions foncières. Comme l’expert congolais Brice Pongui m’a dit dans une interview, « Comme au bon vieux temps des concessions coloniales, l’Afrique centrale reste le terrain de prédilection des multinationales capitalistes. Nos systèmes politiques sont faibles et ont toujours servi les intérêts néocoloniaux ».
Les causes de cette nouvelle explosion sont multiples, notamment ce que l’on peut appeler « la financiarisation et la spéculation foncière mondialisées » par les grandes entreprises basées dans les pays occidentaux ainsi qu’au Singapour, en Chine, en Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis. Cela a entraîné la montée d’un nouveau capitalisme agraire caractérisé par la dépossession des zones rurales, la corruption des organes de décision et la multiplication des réseaux transnationaux d’accaparement des terres et des accords de libre-échange néo-libéraux.
Les sociétés transnationales et étrangères ont ainsi marqué leur territoire en Afrique centrale, en acquérant d’énormes portions de terres (plus de 1 000 ha). Plus que partout ailleurs, cette région a longtemps été soumis à un patrimonialisme des ressources par des élites. Ces transactions foncières cohabitent avec d’autres formes d’utilisation de terre souvent controversées – mais florissantes – comme l’exploitation forestière et minière commerciale, dont les effets désastreux sur les droits fonciers communautaires et l’environnement se sont multipliés depuis la période coloniale. Dans l’est de la République démocratique du Congo, par exemple, depuis le début des années 2000, une prolifération de coentreprises entre des élites militaires de haut niveau et des investisseurs asiatiques s’est produit pour établir des concessions agricoles et d’élevage intensif, ce qui a conduit à des conflits meurtriers fondés sur des revendications foncières et des luttes pour l’accès à la terre.