Des experts à Dakar signalent une cause importante de pertes sur investissement, d’interruptions de travaux et de violence en Afrique : le non respect des droits fonciers des peuples autochtones et des communautés locales par les États et les entreprises

DAKAR, SÉNÉGAL — Soixante-trois pour cent des conflits liés aux investissements privés à base foncière et de ressources naturelles en Afrique ont commencé lorsque les communautés ont été forcées de quitter leurs terres, révèlent de nouvelles recherches publiées aujourd’hui par TMP Systems et l’Initiative des droits et ressources (RRI).

« Les États africains se font concurrence pour attirer les investissements dont ils ont besoin pour stimuler le développement économique et élever le niveau de vie dans leurs pays », a expliqué le Président de TMP Systems, Lou Munden. « Mais la plupart des pays doivent renforcer considérablement la gouvernance des droits fonciers pour créer un environnement stable et attractif propice aux investissements. Les entreprises et les investisseurs, de plus en plus conscients des risques financiers et d’atteinte à la réputation générés par la précarité des droits fonciers, doivent s’efforcer davantage pour identifier et résoudre ces défis inhérents aux investissements en marchés émergents ».

Les recherches ont également montré que les zones ciblées par les projets de développement en Afrique sont plus densément peuplées qu’ailleurs dans le monde. La densité démographique à 50 kilomètres autour des projets contestés en Afrique était deux fois plus élevée que la moyenne mondiale : à savoir, 816 547 habitants, pour 319 426 au niveau mondial. En Afrique de l’Ouest, la moyenne se situait autour d’un million d’habitants.

« La croyance erronée selon laquelle l’Afrique est un continent de territoires vides et disponibles, ouverts aux projets de développement, a fait beaucoup de tort », a affirmé le Coordinateur de RRI, Andy White. « Aucun territoire n’est à prendre, libre de toute revendication ; et priver les communautés de leurs terres et de leurs moyens de subsistance sans obtenir leur consentement est nécessairement facteur de conflits et de troubles sociaux. Au contraire, reconnaître et sécuriser les droits de propriété des populations locales produit un climat de sécurité pour les États, les investisseurs et les entreprises –ce qui satisfait un besoin essentiel, surtout avec l’incertitude politique qui règne aujourd’hui dans le monde ».

Selon les conclusions de ces recherches, le conflit foncier typique en Afrique se produit :

  • à une distance moyenne de 61 kilomètres des frontières nationales, loin du siège étatique central ;
  • dans des zones frappées par une pauvreté endémique, avec un faible accès aux services administratifs et des niveaux très bas de nutrition ;
  • dans des zones moins développées où l’utilisation des sols a peu changé par le passé ; et
  • dans des zones historiquement marquées par des conflits sociaux.

« Le fait que les conflits surviennent à quelque 61 kilomètres des frontières nationales est surprenant en soi et, à nos yeux, très significatif », a ajouté Munden. « Il suggère que les conflits fonciers sont plus susceptibles de se produire dans des zones peu développées économiquement et avec un niveau faible de responsabilité juridique. Le fait est que les investisseurs peuvent s’exposer à des risques graves dans ces zones, car les populations locales veilleront par tous moyens à ce que leurs intérêts soient pris en compte ».

L’ensemble des rapports se penche sur les conflits liés à des investissements dans l’Ouest, l’Est et le Sud du continent africain, et les compare à des conflits similaires survenus dans d’autres endroits du globe. Ces rapports ont été publiés lors d’une table ronde à Dakar, en même temps que le Rapport annuel de RRI qui dresse un état mondial des droits sur les terres et les ressources et selon lequel les institutions de financement du développement commencent à émerger comme fers de lance de la lutte pour les droits fonciers, grâce à leur influence considérable sur les investissements dans le monde en développement.

S’il est vrai que nombre d’entreprises majeures se sont également engagées à prévenir la déforestation et à respecter les droits humains, la mise en œuvre de ces engagements est lente, principalement du fait de la complexité des chaînes d’approvisionnement et de la faible exposition des fournisseurs locaux en termes de réputation. Bien qu’un nombre croissant d’acteurs économiques admette le raisonnement marchand qui justifie le respect des droits fonciers communautaires, les violations de droits restent monnaie courante.

« Les entreprises peuvent éviter des conflits qui sont coûteux pour les investisseurs et dévastateurs pour les populations locales en travaillant de concert avec les communautés pour sécuriser leurs droits de propriété », a indiqué le Coordinateur de RRI Andy White. « Mais pas tous les acteurs sont prêts à adopter une telle approche ou à l’appliquer efficacement ».

Huile de palme en Afrique de l’Ouest

En Afrique de l’Ouest, l’agriculture de plantation – notamment les projets d’huile de palme – est le plus puissant moteur de conflits. Le déplacement des communautés a été la cause principale de 70 pour cent des différends fonciers examinés, les autres 30 pour cent étant liés à des problèmes d’indemnisation. Soixante pour cent des conflits fonciers se sont soldés par des interruptions de travaux, impactant les bénéfices des entreprises et des investisseurs, et 30 pour cent ont généré des violences.

Munden a signalé que le projet de plantation de biocarburants Fanaye, le long de la frontière nord-ouest du Sénégal, a été conduit sans le consentement des communautés locales. Il y a eu un cas de protestations violentes à Fanaye Dieri qui s’est soldé par la mort de deux militants communautaires et qui a forcé le gouvernement à révoquer la concession et à la déplacer 30 kilomètres plus à l’Est, vers la Réserve naturelle Ndiael. Mais le nouvel emplacement a coupé les petits éleveurs locaux de leurs pâturages, ce qui a généré de nouveaux conflits. Après six ans, la concession n’utilise actuellement que 1 500 des 20 000 hectares initialement octroyés par l’État.

« De nombreux investisseurs attirés par nos sols voient un intérêt à venir dans notre pays », a déclaré Alioune Guèye, Président de la Fédération des paysans propriétaires fonciers, au Sénégal. « Mais certaines de nos communautés les plus pauvres vivent également sur ces sols et en dépendent pour survivre. Les entreprises croient trop souvent qu’elles peuvent s’entendre avec le gouvernement, raser les terres et créer de vastes plantations en repoussant simplement les locaux sur leur passage. Sans leurs terres, ces communautés n’ont plus rien. Leurs droits doivent être respectés ».

Infrastructures en Afrique de l’Est

Les infrastructures et les services publics sont à l’origine de la plupart des différends en Afrique de l’Est, et les communautés ont pu avoir recours à des cadres juridiques plus solides pour dénoncer les entreprises qui violent leurs droits. Le déplacement des communautés a été la cause principale de 36 pour cent des différends fonciers examinés, tandis que 27 pour cent étaient liés à des problèmes d’indemnisation. Soixante-treize pour cent des conflits fonciers se sont soldés par des interruptions de travaux, et seulement 27 pour cent ont généré des violences.

Alors que le Kenya a largement adopté l’énergie éolienne comme source d’énergie propre pour son économie en pleine croissance, des conflits liés aux droits sur les terres et les ressources ont retardé ou carrément démonté de nombreux projets de parcs éoliens. Trois projets se trouvent dans l’œil de ce cyclone de conflits :

  • un parc éolien à Kinangop a été annulé à l’issue d’une longue bataille juridique et de manifestations en masse ayant conduit à la destruction d’un mat éolien. Les porteurs du projet ont porté plainte contre le gouvernement Kenyan dans l’espoir d’obtenir réparation pour leurs pertes.
  • un projet phare au Lac Turkana est reporté depuis dix ans en raison d’un procès intenté par les communautés de bergers nomades qui est toujours en cours. Quatre communautés exigent réparation pour l’occupation de leurs terres sans leur consentement.
  • dans le comté de Kajiado, des propriétaires terriens ont mis en place une opposition judiciaire au projet Kipeto dont la zone tampon –large d’un demi kilomètre– comprend une grande partie de leurs terres.

« L’absence de consultations approfondies et de consentement éclairé contribue à créer des conflits qui augmentent le coût de toute activité au Kenya, et les investisseurs commencent à se tourner vers d’autres pays pour y implanter de nouveaux projets », a fait observer Mali Ole Kaunga, Directeur du Mouvement autochtone pour l’avancement de la paix et la transformation des conflits (Indigenous Movement for Peace Advancement and Conflict Transformation (IMPACT)). « Des conflits qui conduisent à des violences ne serait-ce que dans un quart des cas constituent déjà un degré trop élevé de violence pour toutes les parties concernées : les communautés, les investisseurs, les entreprises et les autorités publiques ».

Du sucre dans le Sud de l’Afrique

Dans le Sud de l’Afrique, les plantations de canne à sucre et les excavations minières sont à l’origine de la plupart des conflits et, à défaut de cadres juridiques solides permettant aux communautés de défendre leurs droits, des violences considérables ont pu voir le jour. Le déplacement des communautés a été la cause principale de 82 pour cent des différends fonciers examinés. On n’a pas détecté de problèmes d’indemnisation à l’origine de ces conflits, ce qui signifie que les entreprises n’ont pas été en mesure de s’en tirer par des moyens pécuniaires. Soixante-treize pour cent des conflits fonciers se sont soldés par des interruptions de travaux, et 73 pour cent ont généré des violences – il s’agit du niveau le plus élevé de violence au monde.

Bien que plusieurs acheteurs et producteurs dominants dans les chaînes d’approvisionnement du secteur sucrier se soient engagés vis-à-vis de la tenure foncière, les efforts qu’ils déploient pour assainir leurs chaînes d’approvisionnement sont minés par des problèmes de transparence et un manque d’engagement local.

À Madagascar, une plantation sucrière ayant opéré sans conflit depuis 1984 est devenu la cible d’une forte résistance locale en 2005, lorsque les propriétaires du projet, Complant et Sucoma, ont tenté de détourner le système d’irrigation, ce qui aurait inondé des terres appartenant à des communautés locales. Au cours des années suivantes, et jusqu’en 2014, des grèves, des émeutes et des interruptions de travaux se sont succédés – démontrant ainsi que même des projets apparemment réussis peuvent sombrer dans le conflit et les perturbations si les droits fonciers locaux ne sont pas respectés tout au long de la durée de vie du projet.

Les commissions foncières nationales, championnes des droits fonciers

Des représentants de quatre commissions foncières nationales – du Ghana, du Kenya, du Liberia et du Sénégal – ont assisté à la conférence de Dakar pour faire rapport de l’état des droits fonciers et des réformes foncières en cours dans leurs pays et pour réagir aux conclusions du rapport. Ces commissions jouent un rôle utile dans l’orientation des efforts gouvernementaux en faveur de réformes intégrales. Le Sénégal en est un exemple : un processus inclusif a été mis en place pour la rédaction d’un Politique foncière qui se trouve actuellement à l’examen au bureau de la Présidence.

« Les modes de développement économique qui ne bénéficient pas aux communautés locales n’ont que peu de valeur, voire aucune valeur, du fait des conflits qu’ils génèrent », a estimé Solange Bandiaky-Badji, Directrice du programme Afrique de RRI. « Les commissions foncières ont l’opportunité unique de créer des cadres juridiques permettant de prévenir les causes profondes de ces iniquités. Traiter les communautés locales comme des partenaires à part entière et respecter leurs droits est le premier pas sur le chemin du véritable développement économique ».