Une nouvelle étude menée par l’Initiative des droits et des ressources (RRI) et des chercheurs de l’université McGill montre que la grande majorité des pays de forêt tropicale qui cherchent à bénéficier des marchés internationaux du carbone forestier n’ont pas encore défini, ni en droit, ni en pratique, les droits des peuples autochtones, des communautés locales et des populations afro-descendantes sur le carbone présent sur leurs terres et territoires coutumiers. Cette absence de droits clairs pose des risques importants, tant pour les communautés que pour les investisseurs, créant une incertitude quant à savoir qui bénéficiera des marchés du carbone, des compensations et des stratégies de réduction des émissions.
« Sans garanties juridiques adéquates, l’accélération de la demande de solutions fondées sur la nature risque d’encourager l’accaparement des terres et la capture du carbone par les États et des acteurs tiers – même lorsque les populations locales sont propriétaires des terres et des forêts concernées, estime Alain Frechette, directeur de l’analyse stratégique et de l’engagement global de RRI. Il est impératif que les législateurs et les défenseurs du climat fassent en sorte que les droits des populations vivant dans les forêts soient le socle des actions climatiques fondées sur la nature efficaces, équitables et durables. »
L’étude a analysé dans 31 pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine l’état de la reconnaissance juridique des droits des peuples autochtones, des communautés locales et des populations afro-descendantes sur le carbone présent sur leurs terres et territoires. Ensemble, ces pays détiennent près de 70 % des forêts tropicales du globe, et cinq d’entre eux disposent des plus grandes surfaces de forêt tropicale : le Brésil, la RDC, l’Indonésie, le Pérou et la Colombie. Ces 31 pays représentent au moins 62 % du potentiel total de solutions climatiques fondées sur la nature réalisables – et la majorité des opportunités de compensation carbone.
Chaque pays a été évalué sur sa préparation vis-à-vis de l’établissement de marchés du carbone, qui lui permettraient de vendre des crédits carbone – des unités échangeables qui ont été mesurées et comptabilisées dans le cadre d’un système « baseline and credit » (approche visant à créditer des réductions d’émissions par rapport à un niveau de référence) et que les gouvernements et les entreprises peuvent acheter pour remplir leurs obligations en termes de réduction des émissions. Les résultats montrent que, dans l’ensemble, peu des 31 pays reconnaissent explicitement les droits des communautés en matière de carbone, et encore moins ont testé la faisabilité opérationnelle et politique des règles établies.
Les principales conclusions de l’étude sont les suivantes :
- Seuls trois des 31 pays étudiés reconnaissent explicitement les droits communautaires sur le carbone présent sur les terres appartenant aux communautés ou leur étant désignées (Éthiopie, Pérou, république du Congo).
- Seuls trois pays (Brésil, Colombie, Costa Rica) lient les droits sur le carbone à divers types de propriété foncière ou forestière (y compris les terres appartenant légalement aux peuples autochtones, aux communautés locales et aux populations afro-descendantes), établissant ainsi leur propriété sur le carbone présent sur leurs terres.
- Seuls cinq pays (Costa Rica, Indonésie, Mexique, Philippines et Viêt Nam) disposent de mécanismes qui définissent la façon dont les avantages liés au carbone ou non seront partagés, comme l’exigent les approches juridictionnelles de la REDD+. Un seul de ces pays (Viêt Nam) a pu être vérifié comme étant partiellement opérationnel.
- Dix-neuf des 31 pays disposent de mécanismes de feedback et de recours pour soutenir l’engagement dans le programme REDD+, protéger les communautés et garantir des transactions équitables et transparentes. Parmi ceux-ci, seuls le Costa Rica et le Mexique disposent de mécanismes opérationnels.
Alors que parmi les acteurs les plus puissants du monde, certains cherchent à développer rapidement le marché mondial du carbone, les solutions fondées sur la nature attirent d’importants investissements publics et privés. Les compensations de carbone et les programmes de réduction et d’élimination des émissions prennent forme via des initiatives de marché volontaires, des accords de paiements basés sur les résultats et des financements climatiques dédiés. Une ambitieuse coalition public-privé, LEAF, qui a été ralliée par des entreprises de premier plan comme Amazon, Bayer, Nestlé et Unilever, s’est fixé comme objectif initial de mobiliser au moins un milliard de dollars pour des crédits juridictionnels REDD+ émis par l’Architecture pour les transactions REDD+. (ART).
Les terres coutumières détenues, gérées et administrées par les peuples autochtones et les communautés locales couvrent près de la moitié de la surface terrestre. On a constaté que les taux de déforestation sur ces terres étaient plus faibles que sur les terres gérées par d’autres acteurs, et pourtant, la plupart d’entre elles n’ont pas encore été légalement reconnues par les gouvernements. Même lorsque les droits fonciers sont légalement reconnus, les droits des communautés sur le carbone et les réductions d’émissions échangeables restent incertains et sujets à interprétation.
L’étude a également révélé que si quelques pays ont mis en place des cadres pour réglementer les transactions liées au carbone, la plupart d’entre eux ne les ont définis que partiellement ou de manière inadéquate, ce qui revient à constater que la majorité des pays étudiés sont mal préparés à s’engager dans des transactions liées au carbone forestier.
« Il existe un risque réel que ni les populations ni la planète ne bénéficient des transactions carbone si la question des droits sur le carbone n’est pas résolue, prévient Sébastien Jodoin, coauteur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les droits de la personne, la santé et l’environnement à l’université McGill. Ces initiatives sont mises en place pour financer des gouvernements qui ont un mauvais bilan en matière de gestion de ces fonds ou de respect des droits des communautés forestières. »
Des représentants d’organisations autochtones, communautaires locales et afro-descendantes ont relevé que l’étude soulignait les risques liés à l’expansion des marchés du carbone sans au préalable sécuriser leurs droits fonciers.
« Tout engagement en faveur de la protection des forêts et pour le climat au niveau international est le bienvenu, mais il ne peut se faire sans les peuples autochtones qui ont des droits historiques sur la moitié des forêts tropicales du globe, a déclaré Fany Kuiru Castro, une leader autochtone du peuple Uitoto du clan Jitomagaro en Amazonie colombienne. Nous avons protégé l’Amazonie et d’autres écosystèmes vitaux depuis des générations, et nos droits ne peuvent plus être ignorés. »
Pour que les solutions fondées sur la nature liées au carbone forestier soient efficaces, elles doivent remplir les conditions préalables suivantes avant toute transaction, conseillent les auteurs :
- S’assurer que les droits coutumiers des communautés sur les terres, les forêts et le carbone soient explicitement et formellement reconnus et protégés par la loi et qu’ils soient inscrits dans tous les programmes juridictionnels ou contrats de projet.
- Assurer le respect de ces droits et du consentement préalable, donné librement, et en connaissance de cause; et établir un mécanisme solide et accessible de feedback et de recours.
- Établir un mécanisme clair de partage des avantages qui soit élaboré de manière transparente avec les communautés afin de dédommager équitablement les détenteurs de droits fonciers et forestiers pour leurs contributions à l’atténuation des GES, et qui leur permet de participer ou de se retirer du programme juridictionnel proposé.
L’étude conclut qu’un investissement substantiel dans la reconnaissance des droits fonciers des autochtones et des communautés est une condition préalable à l’agenda climatique mondial. Pourtant, une étude récente menée par Rainforest Foundation Norway montre que moins de 0,1% de l’aide publique au développement pour l’atténuation et l’adaptation au changement climatique est destiné aux droits fonciers des peuples autochtones et des communautés locales, malgré un consensus scientifique croissant sur la très bonne rentabilité de ces droits en termes de solution climatique.
« Il n’a jamais été aussi urgent d’investir massivement dans le ralentissement de la déforestation et dans la protection de la biodiversité restante, estime Sébastien Jodoin. Mais sans investissements comparables pour garantir les droits des communautés, et sans actions cohérentes en faveur du climat, les solutions fondées sur la nature ont peu de chances de produire les effets espérés. Les approches fondées sur les droits offrent le seul moyen tangible d’atteindre l’ampleur nécessaire afin de concrétiser le potentiel que représentent les solutions fondées sur la nature pour le changement climatique. »
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