L’incapacité à reconnaître les droits coutumiers dans les forêts tropicales favorise la déforestation, le changement climatique et même les conflits armés ; de nouvelles données publiées à Londres mettent en évidence le fait que des droits renforcés peuvent réduire les risques liés aux investissements et donner de meilleurs résultats en termes de préservation que les parcs
LONDRES (3 février 2016) — Six semaines après que les négociations de Paris ont placé les forêts tropicales au cœur de la lutte mondiale contre le changement climatique, des experts déclarent lors d’une table ronde à Londres que la résistance des gouvernements à reconnaître les droits fonciers locaux menace les efforts mondiaux visant à stopper la déforestation et qu’elle favorise des conflits assez coûteux qui risquent de repousser les investisseurs.
Citant des cas en Afrique, en Asie et en Amérique latine, les experts réunis aujourd’hui à Londres publient plusieurs études qui démontrent que la résistance actuelle des gouvernements à reconnaître des droits fonciers d’usage aux peuples autochtones et aux communautés locales est à l’origine de risques financiers majeurs pour les acteurs du secteur privé engagés dans l’extraction et la production de marchandises destinés à l’export dans les pays en voie de développement.
Les nouvelles données, présentées lors d’une table ronde organisée par l’Initiative des Droits et Ressources (RRI), pourraient encourager les investisseurs et les entreprises de marchandises à exiger la reconnaissance des droits fonciers dans les pays émergents. « Cette analyse fournit des données quantitatives sur le fait que les conflits entre les populations locales et les promoteurs/opérateurs infligent des dommages financiers significatifs aux investisseurs » souligne Lou Munden, fondateur de TMP Systems et participant à la table ronde. « Nous avons trouvé que cela se vérifiait dans plus des 360 cas que nous avons étudiés, et presque tous ces conflits avaient un lien avec des droits fonciers mal sécurisés ».
L’analyse réalisée par TMP Systems et RRI sur les conflits dans l’exploitation minière, l’énergie, l’agriculture, l’infrastructure des transports et l’exploitation forestière démontre que, dans plus de 60% des cas, des minorités et des populations autochtones étaient impliquées dans les conflits ; dans le secteur forestier, ce chiffre atteint 90%.
« L’insécurité des droits fonciers menace également les efforts visant à atténuer le changement climatique » indique Andy White, coordinateur de RRI. « Malgré le consensus international sur l’importance cruciale des forêts tropicales pour maintenir le réchauffement en dessous de 2°C et l’acceptation croissante du rôle vital que jouent les populations forestières pour la protection de ces forêts, la reconnaissance de leurs lois ne suit pas. Certains grands pays forestiers ont pris position pour reconnaître ces droits à large échelle – y compris l’Indonésie et l’Inde –, mais la résistance appuyée des agences gouvernementales, des entreprises traditionnelles et des organisations de conservation bloque ces avancées ».
Les participants suggèrent que des données démontrant que des droits renforcés peuvent protéger les investissements dans les pays émergents pourraient aider à s’opposer au manque de volonté de nombreux gouvernements à reconnaître les droits de propriété des populations forestières dans leur ensemble. Un signal fort de soutien envers une réforme des droits fonciers de la part des investisseurs internationaux pourrait aiguillonner les gouvernements vers une clarification et une sécurisation des droits d’usage fonciers, ce qui constituerait un premier pas indispensable pour assurer le succès des projets de développement, même les plus méritants.
« Nous sommes désormais à un moment où les investisseurs privés doivent décider comment investir leur argent afin de répondre à leurs engagements vis-à-vis de l’arrêt de la déforestation et du respect des droits. Les gouvernements qui désirent attirer ces investisseurs doivent s’assurer que les droits des populations locales sont définis sur le plan légal et respectés afin de s’assurer que les entreprises ne subissent pas de dommages envers leurs finances et leur réputation en lien avec l’usage des terres » ajoute Andy White. « Cela profite également aux gouvernements. Les efforts pour atténuer les risques et répondre aux engagements vis-à-vis de la déforestation ne peuvent réussir que si les droits fonciers coutumiers sont pris en compte ».
Une intersection entre la reconnaissance limitée des droits et les risques
La nouvelle analyse rendue publique par RRI évalue que les gouvernements reconnaissent les droits de propriété légale des peuples autochtones et des communautés locales sur une surface équivalente à 5 fois la taille du Chili, soit 388 millions d’hectares de terres forestières. Ce chiffre représente une augmentation par rapport aux 300 millions de 2002, même s’il n’équivaut qu’à un cinquième des terres que les peuples autochtones et les communautés locales possèdent et utilisent. Andy White note cependant avec inquiétude que les gouvernements se sont récemment focalisés sur l’ « assignation » de terres aux populations locales plutôt qu’à la reconnaissance de leurs droits de propriété. Depuis 2002, les gouvernements ont doublé la quantité de terres sur lesquelles les populations locales n’ont qu’un contrôle limité.
« Notre analyse montre qu’un nombre important de gouvernements ont commencé à assigner des terres forestières sur lesquelles s’imposent des conditions qui limitent la capacité de gestion et d’usage des terres par les populations locales » ajoute Andy White. « Il s’agit d’une demimesure qui crée un risque important sur les vies et les moyens de subsistance des populations forestières et la santé de notre planète. Cela réduit considérablement les engagements pris par les gouvernements au sommet des Nations Unies de Paris et par les entreprises qui ont signé la Déclaration de New York sur les Forêts. Les droits des populations locales doivent être la priorité si nous voulons atteindre même un seul de ces objectifs de développement ».
L’année dernière, RRI et TMP Systems ont publié une analyse portant sur presque 73 000 projets de développement commercial de ressources naturelles dans huit économies de marché émergentes ou pionnières qui concluait que 93 à 99% des projets se trouvaient sur des terres occupées par des communautés locales ou des peuples autochtones.
Si les investisseurs ne cherchent pas encore les moyens de réduire leur exposition aux conflits sociaux, ils devraient désormais le faire. « Nos travaux montrent que les dommages financiers sur les résultats peuvent aller de coûts d’activité largement accrus à l’abandon pur et simple d’une activité existante » soutient Lou Munden. « Ces risques sont assez importants pour modifier l’arithmétique des investissements dans les marchés émergents. Et ils indiquent que les investisseurs font face à un problème significatif ».
L’argent n’est pas une solution pour éviter les conflits entre investisseurs et communautés
L’analyse exhaustive de près de 400 conflits portant sur l’exploitation minière, l’énergie, l’agriculture, l’infrastructure des transports et l’exploitation forestière montre que la très grande majorité des cas (93) n’étaient pas des conflits au sujet de la compensation versée aux populations locales, mais plutôt sur une gamme d’autres questions allant de la dégradation environnementale à la limitation de l’accès aux ressources locales.
« Ces résultats étaient vraiment inattendus. Les investisseurs et les entreprises considèrent en général que les désaccords peuvent être résolus avec de l’argent parce que les problèmes des entreprises sur des sujets tels que la propriété intellectuelle ou l’emploi sont résolus ainsi. Mais lorsqu’on constate qu’un seul conflit minier sur 50 est une question d’argent, cela fait réfléchir sur la gestion du risque » indique Lou Munden. « Cela signifie que l’objectif principal pour un opérateur n’est pas d’évaluer combien il faudra verser à la population locale mais au contraire de déterminer sur quels facteurs s’appuie l’opposition au projet et de faire une évaluation calculée sur les possibilités de répondre à ces facteurs ».
De nouveaux outils pour évaluer les risques sur l’investissement et pour respecter les droits fonciers locaux
Pour répondre à certains des obstacles rapportés par des investisseurs et des entreprises travaillant dans des pays en voie de développement, la table ronde de RRI a discuté d’un certain nombre d’outils et d’initiatives établies en 2015. TMP Systems a produit 2 outils gratuits en open source —IAN : Risque et IAN : Diligence. Les produits IAN mettent en œuvre la technologie et l’expertise disponibles pour fournir aux investisseurs et aux analystes de risque des moyens fiables, faciles à utiliser et d’un bon rapport coût/efficacité pour identifier (IAN : Risque) et répondre (IAN : Diligence) aux risques liés aux conflits portant sur le foncier avec les populations locales.
Le nouveau guide de diligence raisonnable fourni par le groupe Interlaken est un autre outil apportant une aide aux entreprises pour respecter les droits fonciers des populations locales en accord avec les Directives Volontaires sur le Foncier des Nations Unies. Le groupe Interlaken, un forum multi-acteurs de représentants d’entreprises, d’investisseurs, d’organisations internationales et de groupes de la société civile travaillant ensemble pour identifier les moyens pratiques par lesquels les entreprises peuvent soutenir une gouvernance améliorée des terres et respecter les droits des populations locales, promet que ce guide est le premier d’une série de nombreux nouveaux produits visant à aider les entreprises à mettre en œuvre leurs engagements sur les droits fonciers et la déforestation.
« Ces nouveaux outils, en combinaison avec les nombreuses initiatives nouvelles mises en avant par les peuples autochtones, les communautés locales et leurs alliés en 2015, mettent en lumière la nécessité pour les investisseurs et les gouvernements de respecter les droits des populations locales dès le départ » insiste Andy White. « S’ils s’en tiennent aux données et utilisent à leur avantage ces nouveaux outils, les gouvernements et l’industrie pourraient s’associer avec les populations forestières pour transformer la réalité de terrain, sauver des vies et l’environnement tout en protégeant leurs résultats ».
Parc ou population ? De nouvelles analyses démontrent que les droits sont une solution pour sauver les forêts
Cette même approche appuyée sur des données est également appliquée aux investissements publics proposés pour la préservation des forêts, qui a pris une importance accrue à la suite de l’accord historique de Paris sur le changement climatique signé en décembre. L’engagement de mettre un terme à la déforestation prend une place importante dans cet accord et conduit RRI et TMP Systems à chercher un moyen d’examiner les coûts humains et financiers liés à l’établissement de nouvelles zones protégées dans deux pays d’Afrique. Un projet financé par le GEF (Fonds Mondial pour l’Environnement) et l’Allemagne vise à établir 12 à 15% de la RDC en zones protégées et l’autre, avec un financement de la Norvège, vise à établir 30% des forêts du Liberia en zones protégées d’ici 2020.
Les nouvelles analyses montrent que l’expansion des zones protégées pourrait pousser au déplacement ou endommager le bien-être économique d’un chiffre pouvant atteindre 1,3 million de personnes dans les forêts du Liberia et de la RDC. Le coût pour établir ces « zones protégées » étendues dans les deux pays pourrait aller de 200 millions à un milliard de dollars, sans compter le coût annuel de maintenance des parcs, estimé à 36 millions de dollars.
« C’est une première étape » souligne Lou Munden. « Nous affinons encore notre approche analytique. A ce stade, elle suggère cependant que les coûts de compensation liés au déplacement et à la gêne occasionnée à l’utilisation traditionnelle de la forêt des populations locales sont importants. Nous ne disons pas que l’approche des zones protégées devrait être abandonnée, mais l’étude indique un besoin d’approches moins coûteuses qui donnent les résultats attendus : des forêts saines et des émissions réduites de gaz à effet de serre ».
Andy White souligne que ces informations seront vitales pour aider les décideurs en politiques publiques à prendre des décisions appuyées par des données. « Le secteur privé est de plus en plus conscient du fait que les populations ne peuvent pas être mises de côté en toute impunité – les conflits qui en résultent ont des impacts conséquents et coûteux » rappelle Andy White.
« Les mêmes leçons s’appliquent aux gouvernements ; les investisseurs publics ont besoin de meilleurs outils pour appuyer leurs décisions. Le triste historique d’une sous-estimation fréquente des coûts d’établissement et de maintien de zones protégées a déjà coûté cher aux gouvernements des pays en voie de développement et a conduit à la création de « parcs de papier » sans aucune efficacité ».
Il indique la longue et difficile lutte du Liberia pour ces droits comme l’emblème d’un combat à l’échelle plus large de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie. Les dirigeants du Liberia font face à une décision qui déterminera l’avenir du pays et, cependant, ils semblent incapables de se décider sur un texte de loi qui garantirait les droits fonciers des communautés rurales, selon Constance Teage, de l’Institut pour le Développement Durable du Liberia. Constance Teage indique même que l’avancée historique de la Loi sur les Droits Fonciers (LRA) du Liberia serait actuellement en danger.
Elle cite un communiqué récent publié par 18 groupes de la société civile du Liberia qui estime que « des changements ont été appliqués aux principes fondamentaux de la LRA qui pourraient réduire les droits fonciers des communautés locales, aggraver la pauvreté et potentiellement établir les conditions pour plus de désordres dans le pays ».
Constance Teage annonce que des groupes de la société civile en appelaient aux dirigeants du pays pour « assurer, soutenir et défendre l’intégrité des droits fonciers coutumiers dans la LRA en demandant au pouvoir législatif de voter le projet de loi de juillet 2014 et de soumettre le texte de loi final au public avant d’en voter l’application ».
Si malgré cela le gouvernement n’agit pas, déclare Andy White, les dirigeants du Liberia pourraient constater que le monde change sans eux, alors que les entreprises et les investisseurs commencent à demander des droits renforcés comme moyen de réduire les risques liés aux conflits sociaux.